Vendredi 5 novembre, les autrices Tatiana Țîbuleac et Anna Moï ont échangé autour de la question de l’identité, des langues étrangères, de l’autobiographie et de la fiction dans la littérature contemporaine.
Un
échange organisé dans le cadre des Rencontres internationales des femmes écrivaines à la Médiathèque de Bayonne. Un évènement proposé en
partenariat avec le festival « Un
mundo de escritoras », organisé et animé par Luisa Etxenike.
Luisa Etxenike : Vous avez toutes les
deux quittés vos pays d’origine pour vous installer en France. Quel rapport
entretenez-vous entre votre langue maternelle et votre / ou vos langues
littéraires comme le français ?
Anna Moï : Au Viêt Nam, on dénombre près de
cinquante-quatre minorités, soit autant de langues différentes. Notre langue a
beaucoup évolué au cours des périodes de colonisation successives, et notamment
suite à la présence de la France dans les années 20. Ce moment correspond
également à l’émergence de la littérature contemporaine et romanesque au
Viêt-Nam.
Jusqu’à ce moment, nous avions
davantage une tradition de transmission orale des histoires. Des lycées français
ont vu le jour, et la langue française s’est répandue. Je ne fais que me glisser
dans les pas des écrivains et écrivaines qui m’ont précédé, et qui ont appris à
passer naturellement d’une langue à l’autre.
Tatiana Țîbuleac : Je me pose régulièrement la question de
quelle langue parler et pourquoi. Lors de l’arrivée des Russes en Moldavie, nous
avons dû modifier notre langue et notre alphabet, pour apprendre le russe. De
nombreux souvenirs liés à mon enfance se rapportent à cette langue, bien
qu’elle ne soit pas la langue de nos origines et de notre identité. Elle correspond
cependant à la langue de ma construction en tant qu’enfant.
Le 31 août 1989, la langue
moldave est redevenue notre langue officielle. Je me souviens de ce jour à
l’école, où le professeur nous a annoncé que nous allions commencer à apprendre
notre langue. Le russe était jusqu’à présent
la langue de l’élite en Moldavie, et le moldave une langue de seconde classe.
Il y a encore aujourd’hui en moi, une forme de culpabilité à utiliser des mots
russes.
Je m’interroge notamment sur ma
capacité à transmettre le russe à mes enfants par plaisir d’apprendre une langue
étrangère, tout en arrivant à détacher cet apprentissage du contexte historique
et politique de mon pays.
LE : Parmi les points communs de votre
écriture, il y a le travail du style, l’utilisation des métaphores, une forme
de métissage linguistique, de liberté d’usage de la langue en dehors du sens
strict des mots. Comment travaillez-vous votre écriture ?
TT :
C’est une perpétuelle négociation d’identité et de langue dans mes textes, et
notamment dans le choix des mots. Quand je me remémore mon enfance, certains souvenirs
arrivent en russe, d’autres en roumain. Dans mon premier livre, je laisse les
deux langues se mélanger. Si je choisis de traduire chaque intention, je risque
de perdre le sens et l’authenticité du moment.
AM :
Je ne me positionne pas dans une recherche consciente d’une identité
particulière. Peut-être que je dispose d’un peu moins de « respect »
pour la langue française, car ce n’est pas ma langue maternelle. Je me sens plus
libre dans son utilisation, je n’ai pas de craintes à ne pas être juste dans la
grammaire. Je cherche à retranscrire avec justesse mes pensées. Je m’attache au
sens avant tout, qu’importe si je tords, module ou mélange les mots.
LE : Autre point commun dans votre
œuvre, la présence d’enfants ou de jeunes adultes, comme personnages
principaux. Pourquoi ce choix ?
AM :
Effectivement, lors d’un récent évènement littéraire, quelqu’un m’a fait
remarquer que mes histoires tournaient souvent autour de la transition de
l’enfance à l’âge adulte. Inconsciemment, je crois que si je m’attache à cette
période, c’est que ce passage a été pour moi particulière difficile. J’étais
une adolescente révoltée contre la société où je vivais, et cela dans une
famille très traditionnelle, le tout dans un pays en pleine guerre. Cette période
marquante dans ma construction est devenue le thème fondateur de mes romans.
TT :
L’enfance est une période charnière où l’on apprend tout, et puis on continue
de grandir avec ces bases qui nous constituent. Dans mon premier ouvrage, L’été où ma mère a eu les yeux verts,
j’adresse une lettre à mon fils. Depuis sa naissance, mon quotidien a changé.
J’ai arrêté le journalisme, je travaille moins, je suis moins cynique. Et en
même temps, j’ai peur de l’échec et d’être une mauvaise mère. Mon besoin
d’indépendance n’est pas toujours compatible avec ce que l’on attend de la
présence d’une mère. Par ce texte, je voulais lui assurer que peu importe mes
maladresses, je fais ce que je peux pour être une bonne mère.
Je tenais
également à ce que cette première publication ne parle pas de la Moldavie. Je
souhaitais me détacher de mes racines, pour ne pas être associée aux clichés
qui entourent ce pays comme la prostitution, le trafic d’organe ou ma propre
expérience personnelle en tant que femme dans ce contexte.
Pour Le Jardin de verre, je me suis autorisée
à me réapproprier mon histoire, et celle de mon pays. Le second livre donne
sens au premier, en me permettant de me présenter par son contenu comme
l’autrice et la femme que je suis.
LE : Dans vos écrits, la violence et la
rudesse sont souvent opposées à l’innocence et la beauté. Comment préserver la
beauté dans un contexte de guerre et d’oppression ?
AM :
En 2007, j’ai réalisé des recherches sur les boat people dans le cadre d’une
participation au magazine GÉO sur le
Viêt Nam. Je ne suis personnellement pas une boat people. J’ai rencontré
notamment l’une des actrices du film Entre
ciel et terre (1993) qui a véritablement vécu cette expérience. Je
m’attendais à un témoignage dur, mais les souvenirs d’enfant qu’elle conserve
de cette période sont plutôt joyeux et déconnectés de la réalité de l’exode et
du contexte de guerre. La beauté a ici été conservée. Il se trouve cependant
qu’une partie de mes recherches a été censurée lors de la publication du
magazine.
Ce thème me
tenant à cœur, je l’ai développé plus longuement dans Douze palais de mémoire. Ma manière d’opposer la violence à la
beauté, et de contrebalancer le témoignage réaliste du père par le regard naïf
et innocent de la petite fille.
TT :
J’ai rencontré mes grands-parents très tardivement. Ils avaient été déportés
dans un goulag en Sibérie. Ma définition de la beauté n’a jamais été associée
aux dictats classiques. La beauté était pour moi enfant quelque chose qui avait
de l’importance dans les yeux de quelqu’un qui avait un certain vécu. La santé,
le manque de rien sont des signes de beauté. La beauté simple est celle que
l’on se fabrique lorsqu’on n’a pas grand-chose.
Dans Le Jardin de verre, la petite fille
trouve la beauté dans l’alignement de ses bouteilles de verre, et dans les jeux
de lumière autour de cette composition. La beauté est une manifestation qui
varie d’une personne à l’autre. Certains peuvent ainsi trouver de la beauté
dans un goulag.
LE : Quelle place pour l’architecture
des lieux, et notamment le personnage de la maison dans vos écrits ?
AM :
Je crois qu’après avoir perdu notre maison familiale, le foyer est devenu au
centre de mes réflexions. D’ailleurs, le hasard fait que plusieurs membres de
ma famille, dont moi, avons une des relations avec des architectes ou des
personnes capables de bâtir une maison. Il y a également une forme d’atavisme
très vietnamien sur le fait de priorisé la possession d’un toit au-dessus de
nos têtes. Posséder une maison est un but ultime pour les vietnamiens.
TT :
Je parlerais davantage d’architecture sociale pour mon expérience. La ville est
pour moi le lieu où je dois devenir, alors que la campagne est la place où je
peux apprendre à vivre. Ces caractéristiques marquent ma manière de décrire les
relations humaines et les décors dans mes histoires. Je trouve qu’il y a plus
de véracité dans les liens et moins d’attentes personnelles entre les individus
à la campagne. Il n’y a pas de notions de classe. La campagne est beaucoup plus
authentique et fidèle à ma vie en Moldavie.
LE : Anna, comment définir le terme des Douze palais de mémoire dans votre
dernier roman ?
AM :
Le palais de mémoire est un concept mnémotechnique utilisé pour se remémorer
des souvenirs. Cela consiste à créer physiquement une pièce ou un parcours dans
lequel les souvenirs sont rangés selon un ordre propice à stimuler la mémoire.
LE : Marguerite Duras a écrit « L’histoire de ma vie non, le roman de
ma vie ». Comment apprivoiser l’aspect autobiographique et la fiction
des expériences personnelles dans l’écriture d’un roman ?
TT :
Une nouvelle fois, je suis en perpétuelle négociation entre ce que je souhaite
transmettre et cacher. Actuellement, je travaille sur ce qui me semble être un
thème majeur, mais je manque de géographie pour me laisser aller complétement
dans cette rédaction.
AM :
J’ai beaucoup travaillé sur les textes de Marguerite Duras. Dans Le pays sans nom. Déambulations avec
Marguerite Duras, j’ai pu comparer mon regard au sien à travers plusieurs
histoires. Elle n’a cependant jamais prétendu écrire des œuvres autobiographiques,
elle s’est constituée un personnage. Pour Riz
noir, j’ai utilisé le « je » à la première personne, pour
m’approprier le personnage mais ce n’est pas une œuvre autobiographie. Nous
sommes toutes et tous un peu l’ensemble de nos personnages.
LE : Quel rapport entretenez-vous avec
la France, en tant que nouveau pays d’adoption ?
AM :
J’avais bien retenue la leçon que pour me sentir considérée et libre, je devais
m’intégrer. J’ai adopté la langue ou encore les vêtements très rapidement. Je
n’ai pas souffert de l’exil. Je crois cependant que si je n’avais pas quitté le
Viêt-Nam, je n’aurais pas pris conscience du besoin que j’éprouvais à écrire
dessus. Je n’ai pas l’habitude d’écrire sur moi-même et aucuns sujets liés à la
France ne m’inspiraient. Je suis revenue régulièrement au Viêt-Nam pour trouver
mes thèmes majeurs d’écriture. Il s’agit de ma principale source d’inspiration.
TT :
J’ai également dû quitter la Moldavie pour réussir à écrire. Sur place, je
n’aurais jamais eu la distance nécessaire pour observer mon pays, et être
impartiale. De plus pour avancer, j’ai dû travailler sur la séparation de la
langue et de la politique et du régime, pour ne plus vivre avec cette
culpabilité de parler le russe. Le russe n’est pas seulement associé au régime
qui a déporté une partie de ma famille, et m’a privé d’une partie de ma vie.
C’est un moyen d’expression à part entière, c’est la langue qui m’a permis de
me construire enfant en dehors des actes du régime. Ce n’est pas seulement une
langue de soumission, elle a aussi été utilisée pour que s’exprime la
résistance.
Bibliographie
Tatiana Țîbuleac
- L’été où ma mère a eu les yeux verts, traduction de Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2018, ISBN 9782940523719
- Le Jardin de verre, traduction de Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2020, ISBN 9782940628551
Anna Moï
- Riz noir : Roman, Paris, Gallimard, coll. « folio », 2004, 237 p. (ISBN 978-2-07-033305-9).
- Le pays sans nom. Déambulations avec Marguerite Duras. Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues 2017 (sur le Vietnam)
- Douze palais de mémoire, Gallimard, 2021, 208p, ISBN 9782072887970
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Publié le : 10 novembre 2021
Rencontres internationales des femmes écrivaines avec Tatiana Țîbuleac et Anna Moï.
Vendredi 5 novembre, les autrices Tatiana Țîbuleac et Anna Moï ont échangé autour de la question de l’identité, des langues étrangères, de l’autobiographie et de la fiction dans la littérature contemporaine.
Un échange organisé dans le cadre des Rencontres internationales des femmes écrivaines à la Médiathèque de Bayonne. Un évènement proposé en partenariat avec le festival « Un mundo de escritoras », organisé et animé par Luisa Etxenike.
Luisa Etxenike : Vous avez toutes les deux quittés vos pays d’origine pour vous installer en France. Quel rapport entretenez-vous entre votre langue maternelle et votre / ou vos langues littéraires comme le français ?
Anna Moï : Au Viêt Nam, on dénombre près de cinquante-quatre minorités, soit autant de langues différentes. Notre langue a beaucoup évolué au cours des périodes de colonisation successives, et notamment suite à la présence de la France dans les années 20. Ce moment correspond également à l’émergence de la littérature contemporaine et romanesque au Viêt-Nam.
Jusqu’à ce moment, nous avions davantage une tradition de transmission orale des histoires. Des lycées français ont vu le jour, et la langue française s’est répandue. Je ne fais que me glisser dans les pas des écrivains et écrivaines qui m’ont précédé, et qui ont appris à passer naturellement d’une langue à l’autre.
Tatiana Țîbuleac : Je me pose régulièrement la question de quelle langue parler et pourquoi. Lors de l’arrivée des Russes en Moldavie, nous avons dû modifier notre langue et notre alphabet, pour apprendre le russe. De nombreux souvenirs liés à mon enfance se rapportent à cette langue, bien qu’elle ne soit pas la langue de nos origines et de notre identité. Elle correspond cependant à la langue de ma construction en tant qu’enfant.
Le 31 août 1989, la langue moldave est redevenue notre langue officielle. Je me souviens de ce jour à l’école, où le professeur nous a annoncé que nous allions commencer à apprendre notre langue. Le russe était jusqu’à présent la langue de l’élite en Moldavie, et le moldave une langue de seconde classe. Il y a encore aujourd’hui en moi, une forme de culpabilité à utiliser des mots russes.
Je m’interroge notamment sur ma capacité à transmettre le russe à mes enfants par plaisir d’apprendre une langue étrangère, tout en arrivant à détacher cet apprentissage du contexte historique et politique de mon pays.
LE : Parmi les points communs de votre écriture, il y a le travail du style, l’utilisation des métaphores, une forme de métissage linguistique, de liberté d’usage de la langue en dehors du sens strict des mots. Comment travaillez-vous votre écriture ?
TT : C’est une perpétuelle négociation d’identité et de langue dans mes textes, et notamment dans le choix des mots. Quand je me remémore mon enfance, certains souvenirs arrivent en russe, d’autres en roumain. Dans mon premier livre, je laisse les deux langues se mélanger. Si je choisis de traduire chaque intention, je risque de perdre le sens et l’authenticité du moment.
AM : Je ne me positionne pas dans une recherche consciente d’une identité particulière. Peut-être que je dispose d’un peu moins de « respect » pour la langue française, car ce n’est pas ma langue maternelle. Je me sens plus libre dans son utilisation, je n’ai pas de craintes à ne pas être juste dans la grammaire. Je cherche à retranscrire avec justesse mes pensées. Je m’attache au sens avant tout, qu’importe si je tords, module ou mélange les mots.
LE : Autre point commun dans votre œuvre, la présence d’enfants ou de jeunes adultes, comme personnages principaux. Pourquoi ce choix ?
AM : Effectivement, lors d’un récent évènement littéraire, quelqu’un m’a fait remarquer que mes histoires tournaient souvent autour de la transition de l’enfance à l’âge adulte. Inconsciemment, je crois que si je m’attache à cette période, c’est que ce passage a été pour moi particulière difficile. J’étais une adolescente révoltée contre la société où je vivais, et cela dans une famille très traditionnelle, le tout dans un pays en pleine guerre. Cette période marquante dans ma construction est devenue le thème fondateur de mes romans.
TT : L’enfance est une période charnière où l’on apprend tout, et puis on continue de grandir avec ces bases qui nous constituent. Dans mon premier ouvrage, L’été où ma mère a eu les yeux verts, j’adresse une lettre à mon fils. Depuis sa naissance, mon quotidien a changé. J’ai arrêté le journalisme, je travaille moins, je suis moins cynique. Et en même temps, j’ai peur de l’échec et d’être une mauvaise mère. Mon besoin d’indépendance n’est pas toujours compatible avec ce que l’on attend de la présence d’une mère. Par ce texte, je voulais lui assurer que peu importe mes maladresses, je fais ce que je peux pour être une bonne mère.
Je tenais également à ce que cette première publication ne parle pas de la Moldavie. Je souhaitais me détacher de mes racines, pour ne pas être associée aux clichés qui entourent ce pays comme la prostitution, le trafic d’organe ou ma propre expérience personnelle en tant que femme dans ce contexte.
Pour Le Jardin de verre, je me suis autorisée à me réapproprier mon histoire, et celle de mon pays. Le second livre donne sens au premier, en me permettant de me présenter par son contenu comme l’autrice et la femme que je suis.
LE : Dans vos écrits, la violence et la rudesse sont souvent opposées à l’innocence et la beauté. Comment préserver la beauté dans un contexte de guerre et d’oppression ?
AM : En 2007, j’ai réalisé des recherches sur les boat people dans le cadre d’une participation au magazine GÉO sur le Viêt Nam. Je ne suis personnellement pas une boat people. J’ai rencontré notamment l’une des actrices du film Entre ciel et terre (1993) qui a véritablement vécu cette expérience. Je m’attendais à un témoignage dur, mais les souvenirs d’enfant qu’elle conserve de cette période sont plutôt joyeux et déconnectés de la réalité de l’exode et du contexte de guerre. La beauté a ici été conservée. Il se trouve cependant qu’une partie de mes recherches a été censurée lors de la publication du magazine.
Ce thème me tenant à cœur, je l’ai développé plus longuement dans Douze palais de mémoire. Ma manière d’opposer la violence à la beauté, et de contrebalancer le témoignage réaliste du père par le regard naïf et innocent de la petite fille.
TT : J’ai rencontré mes grands-parents très tardivement. Ils avaient été déportés dans un goulag en Sibérie. Ma définition de la beauté n’a jamais été associée aux dictats classiques. La beauté était pour moi enfant quelque chose qui avait de l’importance dans les yeux de quelqu’un qui avait un certain vécu. La santé, le manque de rien sont des signes de beauté. La beauté simple est celle que l’on se fabrique lorsqu’on n’a pas grand-chose.
Dans Le Jardin de verre, la petite fille trouve la beauté dans l’alignement de ses bouteilles de verre, et dans les jeux de lumière autour de cette composition. La beauté est une manifestation qui varie d’une personne à l’autre. Certains peuvent ainsi trouver de la beauté dans un goulag.
LE : Quelle place pour l’architecture des lieux, et notamment le personnage de la maison dans vos écrits ?
AM : Je crois qu’après avoir perdu notre maison familiale, le foyer est devenu au centre de mes réflexions. D’ailleurs, le hasard fait que plusieurs membres de ma famille, dont moi, avons une des relations avec des architectes ou des personnes capables de bâtir une maison. Il y a également une forme d’atavisme très vietnamien sur le fait de priorisé la possession d’un toit au-dessus de nos têtes. Posséder une maison est un but ultime pour les vietnamiens.
TT : Je parlerais davantage d’architecture sociale pour mon expérience. La ville est pour moi le lieu où je dois devenir, alors que la campagne est la place où je peux apprendre à vivre. Ces caractéristiques marquent ma manière de décrire les relations humaines et les décors dans mes histoires. Je trouve qu’il y a plus de véracité dans les liens et moins d’attentes personnelles entre les individus à la campagne. Il n’y a pas de notions de classe. La campagne est beaucoup plus authentique et fidèle à ma vie en Moldavie.
LE : Anna, comment définir le terme des Douze palais de mémoire dans votre dernier roman ?
AM : Le palais de mémoire est un concept mnémotechnique utilisé pour se remémorer des souvenirs. Cela consiste à créer physiquement une pièce ou un parcours dans lequel les souvenirs sont rangés selon un ordre propice à stimuler la mémoire.
LE : Marguerite Duras a écrit « L’histoire de ma vie non, le roman de ma vie ». Comment apprivoiser l’aspect autobiographique et la fiction des expériences personnelles dans l’écriture d’un roman ?
TT : Une nouvelle fois, je suis en perpétuelle négociation entre ce que je souhaite transmettre et cacher. Actuellement, je travaille sur ce qui me semble être un thème majeur, mais je manque de géographie pour me laisser aller complétement dans cette rédaction.
AM : J’ai beaucoup travaillé sur les textes de Marguerite Duras. Dans Le pays sans nom. Déambulations avec Marguerite Duras, j’ai pu comparer mon regard au sien à travers plusieurs histoires. Elle n’a cependant jamais prétendu écrire des œuvres autobiographiques, elle s’est constituée un personnage. Pour Riz noir, j’ai utilisé le « je » à la première personne, pour m’approprier le personnage mais ce n’est pas une œuvre autobiographie. Nous sommes toutes et tous un peu l’ensemble de nos personnages.
LE : Quel rapport entretenez-vous avec la France, en tant que nouveau pays d’adoption ?
AM : J’avais bien retenue la leçon que pour me sentir considérée et libre, je devais m’intégrer. J’ai adopté la langue ou encore les vêtements très rapidement. Je n’ai pas souffert de l’exil. Je crois cependant que si je n’avais pas quitté le Viêt-Nam, je n’aurais pas pris conscience du besoin que j’éprouvais à écrire dessus. Je n’ai pas l’habitude d’écrire sur moi-même et aucuns sujets liés à la France ne m’inspiraient. Je suis revenue régulièrement au Viêt-Nam pour trouver mes thèmes majeurs d’écriture. Il s’agit de ma principale source d’inspiration.
TT : J’ai également dû quitter la Moldavie pour réussir à écrire. Sur place, je n’aurais jamais eu la distance nécessaire pour observer mon pays, et être impartiale. De plus pour avancer, j’ai dû travailler sur la séparation de la langue et de la politique et du régime, pour ne plus vivre avec cette culpabilité de parler le russe. Le russe n’est pas seulement associé au régime qui a déporté une partie de ma famille, et m’a privé d’une partie de ma vie. C’est un moyen d’expression à part entière, c’est la langue qui m’a permis de me construire enfant en dehors des actes du régime. Ce n’est pas seulement une langue de soumission, elle a aussi été utilisée pour que s’exprime la résistance.
Bibliographie
Tatiana Țîbuleac
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